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Expo Kairos:  Galerie Rachel Hardouin.

En 2014, Riccardo Rossati a publié un manuel très propice et fécond traitant des techniques de peinture à l’huile intitulé Il Canto della materia (La lepre edizioni, Rome). Cent ans plus tard, dans son livre, Rossati reprend avec intelligence et compétence un discours commencé par Giorgio De Chirico et aussi partiellement développé par son frère illustre Alberto Savinio.
De Chirico a atteint le point culminant de sa carrière, après avoir inventé l’idée de « peinture métaphysique », qui aurait eu une profonde influence sur le surréalisme français. Ressentant le besoin de se pencher sur les classiques de la peinture de la Renaissance et du baroque, il a alors commencé à étudier les techniques des peintres anciens, non pour les reproduire en tant que telles, mais pour avoir la certitude de dialoguer sérieusement avec le passé à un même niveau de capacité expressive. Il a ainsi laissé un savoir-faire qui a continué à nourrir les jeunes artistes italiens de la fin des années soixante-dix, au moment où le grand maître s’est éteint.
Né en 1971, Riccardo Rossati appartient à la génération suivante de successeurs ayant hérité de la tension morale et esthétique laissée par De Chirico. Le titre donné à son livre, Le chant de la Matière (Il Canto della materia), est par conséquent très significatif.
Les œuvres présentées maintenant dans cette exposition constituent, avec le recul, la meilleure illustration d’un tel titre, permettant à tous les amateurs d’art de saisir le lien qui existe entre le travail d’un jeune peintre italien à la maturité considérable, et le patrimoine provenant de la peinture métaphysique de De Chirico.

Le point de connexion (et de différence, bien sûr) se situe précisément dans le « chant » de la matière picturale.  Rossati, fils d’artistes et issu d’une famille d’artistes, qui en a récolté les fruits remarquables tout en exprimant une personnalité totalement indépendante et autonome, partage avec De Chirico l’idée selon laquelle la technique d’un artiste découle de ses idées esthétiques et de ses pensées. A son tour, l’esthétique ne peut être produite que par une technique dépendant nécessairement de ces idées. Comme l’explique Riccardo Rossati dans son traité, le sujet même de la peinture est inerte, mais il devient une idée esthétique à partir du moment où l’artiste le transforme en objet vivant et conscient. Pour résumer, Rossati vise à représenter l’énergie vitale latente et propre à la matière du peintre dont les images émanent. Cette matière, rendue vivante par l’artiste, devient ainsi le symbole de l’animation universelle de toutes choses qui accomplit finalement l’essence de l’art, quelle que soit la technique utilisée par l’artiste.
Il est intéressant de noter l’utilisation par Rossati du mot « Canto » (Chant), comme pour rappeler les rites primordiaux de ces peuples qui communiquent, même avant l’écriture et l’image, à travers le son traversant l’univers et pouvant être compris quel que soit le niveau, la nature culturelle ou morale des individus.
Rossati nous donne ainsi à voir le mythe, plus particulièrement oriental, originaire d’Inde ou d’Australie, et des figures orientales, fortes également de ses expériences spécifiques dans ces mondes apparaissant au lointain, également approchés par le truchement de suggestions émanant des mythes grecs et latins. De cette dernière mythologie, plus proche de notre sensibilité et de cet amalgame abyssal, naissent les images des Janus bifronts, qui sont cependant des images féminines émanant d’idoles ancestrales et dans lesquelles la matière picturale atteint précisément cette animation tremblante, symbole suprême de la réalité. Eros, figure mythique par excellence, incarne alors le chant de la matière, même lorsque les images de Rossati ne sont pas explicitement sensuelles.
« Le Chant de la Matière » inspire une dimension singulière d’évocations et de magie, soulignée par la manière très particulière de peindre du jeune maître, ce dans une métamorphose continue des formes qui évoluent tout en restant elles-mêmes. Par moments, la matière picturale apparaît grumeleuse et durcie, d’autres fois lisse et compacte, ou encore grouillante et profonde. Sa peinture navigant entre synchronie et diachronie, les figures semblent d’une part se trouver à des distances sidérales et d’autre part, de manière contrastée, se présenter à nous comme des témoins de la vie quotidienne simple et immédiate, qui oblige tout un chacun. C’est un aspect de la vie réelle qui a souvent été traité dans la peinture française, surtout lors de l’entre-deux du XIXe au XXe siècle, tel que l’évoquait la peinture de Renoir, tant aimée de De Chirico.
Ce type de peinture, bien que très différente sur le plan de la matière, est reprise et réinvestie par un maître comme Rossati à partir de l’histoire d’Eros.
S’il a travaillé avec acharnement sur ce thème que cette exposition lui permet d’appréhender, avec une séquence d’œuvres de très grande qualité et un grand engagement conceptuel, il faut aussi se rappeler le travail considérable et régulier du jeune maître autour de thèmes évoquant l’architecture et l’environnement naturel, dans un même état d’esprit et avec une intensité tout aussi vibrante.

Cette exposition est centrée sur le cœur de sa créativité : la relation très étroite entre un puissant afflux émotionnel et une conscience théorique lucide, tous deux inséparables. Chez Riccardo Rossati, le sens de la « valeur tactile » de la peinture dont parlait le grand historien de l’art Bernard Berenson au début du siècle dernier est évident et nécessaire pour décrire l’émotion, telle que transmise par certains chefs-d’œuvre de la peinture ancienne, dont la preuve physique exhorte le sens de la vue autant que celui du toucher.
C’est précisément ce que Rossati démontre et la visite de ses œuvres est une véritable expérience esthétique qui pousse l’esprit de chacun à regarder au-delà des apparences immédiates, à la recherche d’une vérité et d’une réalité plus profonde, plus fascinante et mystérieuse. Réalité que l’art retrouve et décrit avec une extrême perspicacité et une précision absolue ».
Claudio Strinati – 2018.